mercredi 6 mars 2013

La banane

Il y a des périodes où l’on a besoin de lire des livres légers, drôles, sans conséquences, sans pour autant abdiquer son intelligence. La Cité des oiseaux, d’Adam Novy, paru en janvier chez Inculte, c’est génial (j’en parlerai d’ailleurs demain dans la Salle 101), mais ce n’est pas vraiment ça qui remonte le moral. Ces derniers temps, je me suis donc orienté vers des livres plus courts, au gré de conseils amicaux et du hasard, histoire de retrouver la banane.


Commençons par Mon chien Stupide, de John Fante, qui m’a été conseillé par Eve (le livre faisait partie de la sélection de Fabrice Colin à Charybde en juin 2012, mais j’avoue qu’alors ce roman ne m’avait pas fait de l’œil). Henry, un scénariste au chômage, la cinquantaine, affublé d’une femme et de quatre enfants dont il ne sait s’il les aime ou les déteste, découvre un jour dans sa cour un chien gigantesque qui dort sous la pluie. Après avoir tenté de s’en débarrasser, il se prend d’affection pour Stupide et décide de le garder : un chien qui essaye de s’enfiler tout ce qui bouge (surtout le fiancé de la fille d’Henry, sorte de surfer fainéant qui vit dans son van et parasite le frigo de la maison) ne peut pas être foncièrement mauvais. C’est très drôle, sarcastique, parfois méchant, c’est surtout la détresse d’un homme qui regarde derrière lui et voit ses rêves perdus au loin. Malgré ses défauts (il est égoïste, raciste, homophobe et misogyne, bref un pur produit de son époque), Henry en devient attachant de par sa mélancolie et l’affection qu’il porte à ce chien véritablement stupide.


Continuons par Boris Vian. Je n’avais jamais lu Boris Vian (allez-y, je vous laisse 30 secondes pour me siffler, me huer, m’insulter). La sortie prochaine de l’adaptation de L’Écume des jours par Michel Gondry m’a décidé à me lancer. Certes, les aficionados du roman crient au scandale et à la trahison devant la distribution, Romain Duris et Audrey Tautou en tête. En même temps je les comprends : quand on a lu et adoré un roman dans sa jeunesse, on s’en est fait une idée précise et les acteurs qu’on nous impose ne peuvent satisfaire nos attentes. Mais je suis un fan de Michel Gondry, j’irai donc voir le film. Pas sans avoir lu roman. Dont acte. Je n’en parlerai pas trop ici, déjà parce qu’il n’est pas vraiment drôle : il est parcouru d’une fantaisie débridée particulièrement attachante, mais il est aussi, et avant tout, triste. Et j’ai trouvé les personnages assez fades, au final – et du coup les voir interprétés par Romain Duris et Audrey Tautou ne me choque pas tant que cela (30 nouvelles secondes d’invectives).


En revanche, j’ai beaucoup plus apprécié Vercoquin et le plancton, conseillé par Léo Henry lors de sa venue chez Charybde. Déjà, il est nettement plus drôle, hilarant par moments. L’intrigue ne présente aucun enjeu mélodramatique, ce qui en fait un roman léger, idéal pour se vider la tête. L’heure est à la fête, dans des surprises-parties effrénées où se mêlent sexe (entre tout et n’importe quoi), alcool, danse, sans que la morale n’ait son mot à dire. Ce que je trouve excellent chez Vian – et c’est aussi présent dans L’Écume des jours – c’est la totale absence du souci des convenances : les gens baisent partout quand ça leur chante, ils se tuent les uns les autres sans culpabiliser ni être le moins du monde ennuyés. Le tout est écrit avec une finesse qui supprime toute vulgarité pour lui substituer la malice et de grands éclats de rire. Vercoquin et le plancton n’en est pas pour autant vide de sens : si l’absurde règne, c’est surtout pour pointer les excès et incohérences d’une société d’après-guerre gangrénée par les souvenirs des conflits et une bureaucratie aberrante.


Puisqu’on en est aux conseils de Léo Henry, il m’est impossible de ne pas mentionner le Bestiaire, d’Alexandre Vialatte. Je n’ai pas encore fini ce recueil de chroniques que Vialatte publia essentiellement dans le quotidien La Montagne, qui dressent les portraits absurdes et drôles d’animaux plus ou moins exotiques. Si j’en parle, c’est qu’il colle parfaitement au sujet : le style de Vialatte, érudit sans être barbant, à l’humour sophistiqué, nous offre de petites fenêtres amusantes (bien que tout ne soit pas drôle à se tordre) sur un monde où l’exactitude scientifique le dispute à l’imagination la plus farfelue. L’intérêt est que l’on peut piocher à sa guise dans ces portraits sans avoir besoin de s’envoyer le livre en entier – ce qui est sans doute peu recommandé pour éviter l’effet de répétition.


Pour rester dans la catégorie « animaux » (non mais vous avez vu ces transitions, quand même !), je suis tombé par hasard sur un petit livre des éditions Allia : La Loterie du jardin zoologique, de Kurt Schwitters (qui participa au mouvement dada). Je n’en dirai pas beaucoup car c’est très court, mais là aussi l’absurde et la fantaisie sont rois. Je me contenterai de citer l’avertissement de l’auteur qui figure à la fin de la nouvelle : « L’auteur a rédigé cette histoire en détail pour démontrer clairement le risque majeur lié à une loterie de jardin zoologique. On ne devrait pas méconnaître ce danger extraordinaire, et l’on devrait aménager le zoo de sorte que ses occupants puissent y être hébergés convenablement : un désert pour le lion, un fleuve pour l’hippopotame et une haute montagne pour les bouquetins. C’est de l’aide sociale aux animaux et c’est ce qui leur convient. »


Enfin, histoire de dissiper les dernières brumes de morosité qui pourraient résister à tant de bonne humeur, rien de tel qu’un recueil de Julien Campredon, en l’occurrence L’Assassinat de la dame de pique. Après Brûlons tous ces punks pour l’amour des elfes et L’Attaque des dauphins tueurs, on retrouve avec joie l’inépuisable faconde de Julien Campredon, qui se moque de lui-même autant que des autres avec le même entrain. Je n’ai pas encore terminé le recueil, que je fais durer jusqu’à mon départ pour Madère, parfaite transition riante entre la grisaille parisienne et le soleil du sud. Mais je ne doute pas de prendre autant de plaisir qu’avec ses précédents livres.

mercredi 27 février 2013

En réalité, tu rêves !

On m’a parfois reproché, de par mes lectures science-fictionnesques ou mon penchant pour les salles obscures, de ne pas avoir « les pieds sur terre ». Chose que j’admettais alors, plus par désir de me plier au regard des autres que par conviction intime. Aujourd’hui, si javoue que certaines rêveries parasitent parfois mon rapport au réel (cela a quelque chose à voir avec la théorie des patates submentionnée), je refuse un diagnostic si simpliste. Déjà, je trouve amusant dutiliser une métaphore – outil de déformation de la réalité par excellence – pour critiquer un caractère rêveur. J’ai les pieds bien sur terre, merci, je ne rampe pas, je ne vole pas, et je ne marche pas sur les mains. Par ailleurs, ce sont souvent les mêmes qui ont une vision restreinte de la réalité, au point de se fabriquer des œillères qui les coupent progressivement de celle des autres – ce qui peut réserver des surprises. Mais cela, je ne les en blâmerais pas. Car c’est bien normal : la réalité n’existe pas.

Je veux dire, chacun a sa propre perception du monde, et la communication directe de cerveau à cerveau n’ayant pas encore été inventée, il est impossible de connaître complètement, et encore moins comprendre, la vision qu’une autre personne se fait de l’existence. Il y a quelques jours, un collègue me faisait part de sa théorie des cercles d’amitié, se comparant avec le cœur d’un oignon (oui, ce n’est pas très gratifiant, mais avouez qu’il faut un certain courage pour s’imaginer en oignon) autour duquel différentes strates « sociales » s’organisent : en fonction des affinités qu’il ressent pour ses amis, il place ceux-ci plus ou moins loin du cœur de l’oignon. Le problème, c’est que ces mêmes amis ne le placent pas forcément, lui, au même niveau, ce qui peut être source de malentendus. En fait, il se trouve que j’ai la même théorie pour l'amour, mais avec des patates (donc).

Bref, tout cela pour dire : s’il est évident que, au contact des autres, on échange/on s’enrichit/on se modifie/on s’adapte/on change de point de vue, la symbiose complète n’existe pas. Bon, j’imagine que des sociologues ou philosophes ont déjà dit cela et bien mieux que moi. Si j’ai abordé le sujet, c’est parce qu’il me semble que la littérature est l’observatrice privilégiée de cet état de fait, à plusieurs niveaux. Je m’en vais donner quelques exemples, évidemment subjectifs et non exhaustifs.


Ainsi, dans Argent brûlé, Ricardo Piglia relate un braquage ayant réellement eu lieu à Buenos Aires en 1965. Se fondant sur les résultats de l’enquête officielle, des articles de presse et la rencontre de personnes ayant un rapport plus ou moins direct à ce fait divers, Piglia retrace l’épopée des bandits et le destin de l’argent volé. Sa démarche est donc plus proche du journalisme que de la fiction. Sauf que les différentes versions qui lui sont contées ne concordent pas toujours. Comment, dès lors, savoir ce qu’il s’est réellement passé ? Piglia ne répond pas, et ne veut pas répondre : il donnera autant de crédit à chaque version, et profitera de leurs failles pour apporter, parfois, sa propre vision des choses. Très peu d’invention, donc, et pourtant il est impossible de savoir, pour le lecteur, où se situe la vérité. Ou plutôt, rien n’est faux, il n’y a que des vérités incompatibles.


Un autre aspect des liens entre fiction et réalité se trouve dans Don Quichotte, de Miguel de Cervantes, et El último lector, de David Toscana. J’ai déjà parlé de ces deux romans dans un article sur feu le Cafard Cosmique, « Les héritiers de Don Quichotte : quand la littérature parle de littérature ». Sans me répéter, disons simplement que les héros de ces livres, écrits à plusieurs siècles d’écart, cherchent à faire coïncider la réalité avec la littérature, par malice, passion ou folie. Dans le premier, Don Quichotte, féru de romans de chevalerie, part à l’aventure pour séduire sa Dulcinée, convaincu que les fictions qu’il vénère relatent des exploits réels. Ceux-ci deviennent dès lors son modèle de vie. Dans le second, Lucio, bibliothécaire d’un village désert du Mexique, oriente une enquête criminelle à l’aide de citations littéraires, pour forcer le réel à se plier aux fictions qu’il admire. Le réel est donc bien là, mais les héros ne s’y plaisent pas et cherchent, volontairement ou non, à le convertir à leurs goûts.


Chez Christopher Priest, c’est encore autre chose : la réalité dépend de notre perception. Le fantastique naît ainsi de la différence de ressenti entre les personnages. C’est particulièrement prégnant dans Le Glamour, l’un de mes livres préférés, un véritable chef d’œuvre de finesse et de sensibilité autour de la mémoire, notamment. Que doit-on croire quand une personne n’a pas les mêmes souvenirs que nous d’un événement ? Je ne peux en dévoiler davantage, si cela vous intéresse j’en ai parlé à la Salle 101 ici.


Philip Dick (1) va encore plus loin. Pour lui, la réalité n’est pas ce qu’elle prétend être – je ne devrais pas généraliser étant donné que j’en ai lu finalement assez peu, les spécialistes me corrigeront. Dans Ubik, notamment, les personnages s’interrogent au fur et à mesure sur l’expérience qu’ils vivent. Cette phrase, désormais célèbre, donne quelques frissons lorsqu’on la lit la première fois : « Vous êtes tous morts, je suis vivant. »


Enfin, on ne peut pas parler de ce sujet sans citer Michel Jeury, l’un des meilleurs écrivains de SF selon moi. Chez lui, la notion même de réalité n’a plus de sens. Dans Le Temps incertain, une drogue (ou un accident violent) peut projeter un individu dans un état de chronolyse, sorte de monde subjectif hors du temps qui peut s’étendre à l’infini et via lequel des personnes de différentes époques peuvent communiquer. Cette notion de subjectivité est poussée à l’extrême dans son dernier roman SF, May le monde, au point que l’on ne sait plus si ce que l’on lit est authentique ou fantasmé, subjectif ou objectif. May le monde se rapproche assez de ce que pourrait être une expérience schizophrène – c’est en tout cas l’impression que j’ai eue après avoir lu l’anthologie Le Jardin schizologique compilée par Olivier Noël pour La Volte, et qui est devenue ma référence en terme de représentation littéraire de cette maladie.


J’imagine qu’il y aurait encore tant et tant à dire. Je voulais juste partager quelques lectures sur ce thème. En tout cas elles renforcent mon opinion méfiante sur ce que l’on appelle réalité. Les mauvaises langues vont encore dire que je me réfugie dans les livres pour en déduire une interprétation fallacieuse du monde. Sans doute ne considèrent-ils la littérature que comme une forme de divertissement sans conséquence. Vous aurez compris que jestime quils ont tort.


(1) Non rien, juste une petite dédicace à ceux qui emploient scandaleusement le raccourci « K. Dick » ;-)

mercredi 20 février 2013

Pas Denzel Washington

Non, cet intitulé n’a pas pour but d’attirer fallacieusement du trafic en bénéficiant de la notoriété d’un autre. Voyez-le plutôt comme un hommage (ou un plagiat, si vous êtes d’humeur mauvaise), que j’expliciterai tout à l’heure, au titre du roman Pas Sidney Poitier, de Percival Everett, paru chez Actes Sud. Ce livre m’a sauté dans les mains après la rencontre de l’auteur à la librairie Charybde (que l’on peut écouter ici), où les tenanciers ont déroulé un show d’anthologie, alternant extraits de romans et questions auxquelles Everett a répondu avec bonne volonté – bien qu’un peu en retrait au début, il fut rapidement mis en confiance par sa traductrice Anne-Laure Tissut, qui joua le rôle d’interprète avec une application qui m’a impressionné.


Pas Sidney Poitier raconte les aventures aux confins de l’absurde du jeune Poitier, Noir américain des années 70 prénommé par sa mère et sans explication « Pas Sidney » (par malice ? en hommage à l’acteur ? on ne le saura jamais). L’autre particularité de Pas Sidney est d’avoir passé deux ans dans le ventre de sa mère avant de mettre le nez dehors –grotesque grossesse qui n’aura eu d’autre effet sur la santé de la génitrice qu’une forte tendance à l’hystérie. Sans père dès sa naissance, Pas Sidney devient orphelin à 11 ans. Heureusement pour lui, sa mère avait le sens des affaires et investi ses maigres économies dans la toute jeune société de Ted Turner, devenu depuis une entreprise de médias florissante. Pas Sidney se retrouve donc à la tête d’une fortune colossale et part habiter chez Turner, homme fantasque au discours aléatoire. Élevé en vase clos pendant quelque temps, il finira par se rendre au collège, ce qui constituera le début de ses ennuis.

Ennuis que je ne décrirai pas plus ici, mais sachez que Pas Sidney, outre les coups de ses camarades, a le malheur d’attirer la bouche de femmes mûres et dominatrices vers son sexe vierge. Plongé sans filet dans un monde dont il ne maîtrise pas les codes, un monde encore gangrené par le racisme, Pas Sidney subit plus qu’il ne vit ses années d’adolescent. Ses quelques tentatives pour s’extraire d’Atlanta, sa ville d’adoption (il est né à Los Angeles), se heurteront à l’ignorance crasse, au racisme viscéral et à la cupidité affamée d’une Amérique qui peine à effacer les traces d’un passé encore fumant où les Noirs n’étaient pas des êtres humains. Si le roman est narré d’un ton plutôt enjoué, certaines scènes évoquant ce racisme résiduel révoltent. On souhaiterait croire qu’Everett exagère, qu’il cherche à toucher notre corde sensible, mais on abandonne bien vite l’idée d’une manipulation émotionnelle, l’accumulation de la haine (y compris la haine de soi chez certaines familles noires) ne la rendant que plus crédible.

Heureusement, Everett allège son propos en aiguillant son héros sur les voies de l’absurde. Témoin ce « don » qui lui permet d’hypnotiser certains de ses interlocuteurs afin de les rallier à sa cause – tout au moins les empêcher de lui nuire. Ou bien sa ressemblance de plus en plus frappante au vrai Sidney Poitier. Ou encore, sa rencontre avec un certain… Percival Everett, professeur de non-sens ! Un Everett personnage qui profère des discours sibyllins, dans lesquels Pas Sidney tente de détecter un sens, une leçon, un savoir. En vain. Autodérision de l’écrivain, qui dit sans complexe à son lecteur : « tout ce que je te raconte n’a aucun sens ». En faisant d’Everett et de Turner les mentors de Pas Sidney, Everett l’auteur semble nous murmurer à l’oreille que le sens de la vie, s’il existe (ce dont il doute visiblement), ne se trouve pas dans les paroles de quelconques maîtres à penser.

Je ne dévoilerai pas non plus l’astuce de construction du roman, premièrement car je ne l’ai pas décelée moi-même, secondement parce qu’il faut bien conserver un peu de mystère. Mais sachez que les fans de Sidney Poitier, l’acteur, devraient prendre leur pied.

Que dire de plus sur Percival Everett, mis à part qu’il présente selon moi une légère ressemblance avec Denzel Washington ?


Oui, bon, non, pas vraiment. On va dire que je ne brille pas par mes talents de physionomiste. Cependant, avant même que je ne pense au physique, sa voix et sa diction m’ont tout de suite fait penser à l’acteur célèbre. Et puis avouez que « Pas Sidney Poitier, écrit par Pas Denzel Washington », ça aurait eu de la gueule…

Que dire de plus, donc, sur Percival Everett ? Que c’est l’un des rares auteurs à m’avoir fait réfléchir sur mon statut de lecteur et sur les clichés que j’emporte avec moi dans ma perception des livres. Avant Pas Sidney Poitier, j’avais lu son roman Glyphe, qui met en scène un bébé au QI démesuré, capable de lire dès ses premiers mois et embarqué dans une aventure rocambolesque, mêlée de réflexions philosophiques pointues dont je n’ai pas saisi le moindre mot. Peu importe, le roman est drôle, inventif, enjoué, un vrai régal. Quelques chapitres après le début, on apprend, de façon tout à fait anodine, que le narrateur – le bébé – est noir (je ne dévoile rien, cela n’a que très peu d’importance dans l’histoire). Il prend alors à parti les lecteurs, sans la moindre animosité, plutôt mû par la curiosité et l’amusement qu’autre chose, et se dit convaincu que la plupart d’entre nous pensait qu’il était blanc. De fait, je ne m’étais posé aucune question et m’imaginais depuis le début qu’il était blanc... Sans parler de racisme, on ne peut que s’interroger sur la façon dont la société blanche dominante façonne nos représentations internes, au point que l’on soit incapable de s’imaginer, spontanément, d’autres modèles (il serait d’ailleurs intéressant de connaître l’expérience de lecteurs noirs à ce sujet). À moins qu’il ne s’agisse d’un simple phénomène d’identification, « je me représente le héros comme je suis, je suis blanc, donc il l’est aussi » ? Mais alors, comment expliquer que j’aie totalement escamoté le fait que la couverture de l’édition française (chez Actes Sud) représente un bébé noir ?...


Ce qui me rassure, c’est que quand j’ai évoqué cette « anecdote » avec Percival Everett, et que j’ai bafouillé dans un anglais approximatif que malgré toute ma bonne volonté, mon ouverture, etc., je devais encore me défaire de quelques stéréotypes, il a répondu : « moi aussi ».

Bref, lisez Percival Everett. Pour ma part, dès que Charybde se réapprovisionne en Désert Américain, je me jette dessus.

mercredi 13 février 2013

Les médicaments imaginaires

J’ai horreur de tomber malade (comme à peu près tous les hommes, paraît-il). Non pas à cause de l’altération de ma santé ni l’état de zombification avancée dans lequel cela me plonge parfois. Mais parce que cela m’empêche de dormir, seul plaisir de la journée après le millefeuille au chocolat de la boulangerie à côté du bureau. Et puis quand je tombe malade, mon appartement devient un vrai nid à médicaments. J’en laisse traîner dans tous les coins, à portée de main même s’ils ne servent à rien, comme une sorte de rempart censé me rassurer. Mon pharmacien m’aime bien, pour ça.

Franchement, ça fait pas envie ?

Mon autre moyen de lutter contre les microbes et l’insomnie, c’est d’éparpiller au pied de mon lit une autre sorte de médicament : des livres et des BD. J’en mets à peu près quatre ou cinq sur le tapis, dont la présence m’évite de me demander ce que je vais bien pouvoir faire si je ne dors pas de la nuit. En général, vu que le sommeil me gagne malgré tout, ils finissent par prendre la poussière le temps que je guérisse, avant que je les remette dans leur bibliothèque. Toutefois, cela me permet parfois de changer de bouquin dès que l’ambiance du précédent devient un peu trop glauque ou inadaptée à une nuit sereine. L’autre jour, je lisais Pas Sidney Poitier, de Percival Everett, dont la rencontre à la librairie Charybde une semaine plus tôt avait fait remonter le roman sur ma pile à lire. Alors que le premier chapitre était franchement drôle, le second était beaucoup plus sombre, relatant l’arrestation du héros noir par des flics d’un comté ultra raciste et son incarcération dans un centre de travaux forcés qui rappelle plus l’esclavage que la prison. Une situation poussée à l’extrême, qui m’a mis profondément mal à l’aise, bien que le ton du narrateur ne soit nullement catastrophiste. J’ai donc sorti l’arme ultime pour me remettre du baume au cœur avant d’éteindre la lumière : un volume de Calvin & Hobbes, la BD la plus joyeuse du monde, un truc qui pourrait faire rire n’importe qui, même René-Marc D., petit entrepreneur de l’est parisien.


Calvin & Hobbes, c’est un concentré de bonne humeur : les aventures d’un petit garçon de 6 ans malicieux, farceur, colérique, qui fait vivre à ses parents et à sa voisine Suzy un enfer que le Diable en personne leur envierait. Affublé de son inséparable tigre en peluche, Hobbes, à qui il donne vie dans sa tête, Calvin s’interroge sur le monde contemporain et en invente d’autres pendant les cours. Doué d’une imagination et d’une énergie sans limites, il nous renvoie à notre enfance aussi bien qu’à notre condition d’adulte, faisant preuve d’une acuité intellectuelle rare doublée d’une absence totale de talent pour les études. Bill Waterson, son créateur, fortement inspiré par les Peanuts de Charles Schultz, a créé un tandem qui restera pour moi une source d’amusement et de réflexion inépuisables, malgré la relativement courte période d’existence de la série (10 ans, alors que les Peanuts en ont duré 50). Car l’auteur décida de lui-même d’arrêter la BD en 1995, craignant de tomber dans une routine qui nuirait à la qualité de son œuvre. Ce dont on ne peut le blâmer.


Après avoir relu des dizaines de fois les 24 albums parus en français, le plaisir est intact. J’ambitionne même de tout relire en version originale, et harcèle mes libraires depuis plusieurs mois pour qu’ils me dégottent l’intégrale en anglais. Ils ont intérêt à la trouver. Ce n’est pas une menace, c’est un avertissement.

Non, en fait, c’est bien une menace.


mercredi 6 février 2013

Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Ce blog n’a pas pour vocation de publier des chroniques travaillées (à défaut d’être bien écrites). Je vais pourtant faire une entorse à cette règle pour Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants, de Mathias Énard, en reproduisant ici ce texte écrit il y a environ deux ans (à la sortie du roman chez Actes Sud) pour une revue qui n’aura jamais vu le jour. Je n’avais pas encore trouvé d’opportunité valable de le publier ailleurs, et il prenait la poussière numérique dans l’obscurité de mon disque dur. Or, le roman ressort en poche ces jours-ci chez Babel, c’est donc l’occasion idéale de tirer cette chronique de l’oubli.


S’attaquer aux zones d’ombre de l’Histoire est un pari risqué qui peut sombrer sur l’écueil de la précision excessive, affichant une documentation imposante mais rébarbative. Ou au contraire sur celui de l’extrapolation romanesque abusive au détriment de la véracité historique. Trouver un équilibre est donc une tâche peu aisée dont Mathias Énard s’est pourtant acquitté avec une réussite impressionnante. L’auteur de Zone (2008) revient chez Actes Sud avec ce court roman qui parvient à nous captiver autant par son contexte historique que par sa charge émotionnelle, rappelant à ce titre le magnifique texte de Pierre Michon, Les Onze. Spécialiste du Moyen-Orient, Énard met sa culture au service de son récit et non l’inverse, livrant dans Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants un mélange subtil entre histoire et Histoire.

Nous sommes au début du 16ème siècle. Michel-Ange, engagé par le pape Jules II pour édifier son tombeau, quitte Rome, agacé par les retards de paiement de son employeur. Il est alors contacté par le sultan de Constantinople qui lui demande de concevoir un pont enjambant la Corne d’Or, estuaire se jetant dans le détroit du Bosphore. Un pont censé unifier les deux rives d’une cité cosmopolite et sur lequel Léonard De Vinci s’est déjà cassé les dents. Au-delà du défi technique et artistique que représente cette mission, Michel-Ange va devoir faire face à une culture aussi enivrante que déroutante, à la colère de Jules II et, peut-être, à l’amour.


Le contexte historique décrit par Mathias Enard est rigoureusement authentique. Michel-Ange a bien séjourné à Constantinople à la demande du sultan pour y construire un pont. En revanche, on sait peu de choses sur le séjour en lui-même qui n’aura pas laissé de trace marquante dans l’Histoire. Et c’est là qu’intervient le talent de l’auteur : parvenir à concilier fiction et réalité historique d’une façon parfaitement crédible, en imaginant ce segment effacé de la mémoire du monde. En quelque sorte,
Énard construit lui-même un pont entre cette époque lointaine et la nôtre, un pont de mots qui franchit aussi bien le temps que les frontières du réel.

La figure du pont est d’ailleurs au centre du roman, à deux niveaux. En premier lieu comme élément de l’intrigue. L’édifice possède une dimension politique admirablement retranscrite. Il est présenté comme « le ciment d’une cité », « un pont politique ». Il révèle les paramètres diplomatiques de l’échiquier mondial, symbolisés par la position instable de Michel-Ange qui fuit le pape pour aider l’ennemi des chrétiens : la puissance politique et guerrière de Jules II, les relations tendues entre chrétiens et musulmans qui oscillent de la tolérance à la méfiance, de l’acceptation au rejet.


Le pont est aussi présent sous forme métaphorique, à travers l’art.
Énard montre toute la force de l’art en tant que passerelle entre les cultures. En bon chrétien, Michel-Ange a une aversion certaine pour la religion musulmane. Pourtant, il tombe en admiration devant l’architecture byzantine et se laisse séduire par une vie nocturne dont il ne soupçonnait pas les délices. Cette personnalité déjà pleine de contradictions (il fuit le pape et pourtant il court après sa reconnaissance, il oscille entre fierté, égo démesuré et anxiété) va en hériter d’une nouvelle, celle de craindre les charmes d’une civilisation étrangère tout en les admirant. À travers cette connexion esthétique, Énard dévoile les mécanismes de l’inspiration artistique. Malgré sa célébrité et son expérience, Michel-Ange connaît les affres du doute et de la feuille blanche (« l’ampleur de la tâche l’effraie »). Ce n’est que devant la splendeur de Byzance que cet homme, émerveillé comme un enfant, va retrouver l’étincelle créatrice : « Son regard est transformé par l’altérité. »

Cette thématique de la création est approfondie par l’auteur avec une grande acuité.
Énard imagine les motivations de Michel-Ange dans l’élaboration de ses œuvres. Il cherche à découvrir le moteur de son art, avec des suppositions qui sonnent tellement juste qu’on en oublie le caractère hypothétique. On suit également l’évolution des intentions de Michel-Ange, qui a accepté ce travail d’abord par vengeance envers Jules II et Léonard De Vinci, puis qui finit par se prendre au jeu de la beauté : « Michel-Ange est modelé par son œuvre », nous dit Énard. Mieux, on voit l’œuvre à venir de Michel-Ange prendre forme sous nos yeux : l’auteur tisse des liens avec les futures réalisations de l’artiste et montre comment ce voyage dont l’Histoire n’a gardé que peu de traces a influencé son imaginaire.

Mais il n’y a pas que les sens artistiques de Michel-Ange qui sont décuplés par l’étrangeté, la nouveauté. Ses sens physiques le sont tout autant. Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants est habité par un érotisme discret mais néanmoins très présent, à travers notamment deux personnages qui vont développer la sensualité de Michel-Ange. Le premier est Mesihi, le guide de Michel-Ange, poète et protégé du vizir Ali Pacha, objet d’un portrait remarquable par l’auteur. Il va naître entre les deux hommes une relation subtile et touchante qui hésite entre admiration, amitié et amour. Le second est une musicienne andalouse aux allures androgynes, que Michel-Ange va croiser plusieurs fois, tombant sous son charme, et qui prend la parole à plusieurs reprises, sorte de fil conducteur sensuel et sexuel. Ainsi, comme dans la citation de Kipling en exergue du roman, celui-ci parle aussi d’amour, avec justesse et finesse.


Mais il ne suffit pas de parler d’art, de beauté et d’amour pour composer un beau roman. Encore faut-il que l’écriture soit à la hauteur de l’ambition thématique, le reflet de son sujet. Et c’est ici le cas. Dès les premières lignes du récit se dégage une puissance d’évocation phénoménale. En quelques phrases d’une poésie envoûtante,
Énard dresse un tableau visuellement et émotionnellement ensorcelant, dont le pouvoir attractif ne faiblira pas au fil des pages. À ce titre, les passages racontés par la musicienne andalouse sont les plus réussis et concentrent toute la richesse thématique du roman. Ils font le lien entre l’art et l’Histoire, entre les histoires et l’Histoire. Ils présentent notamment les récits comme le ciment d’une civilisation – un autre pont –, l’aidant à faire face au vide inquiétant que représente le futur, à échapper au poids étouffant du passé et à combler le vide de nos souvenirs perdus. En quelque sorte, la fiction est une façade pour occuper le monde et lui faire oublier la nuit qui l’entoure. Le séjour de Michel-Ange à Constantinople est l’occasion pour l’artiste d’échapper à tout cela, justement. Énard établit un parallèle entre la fuite en avant de Michel-Ange et la nostalgie du passé de l’Andalouse, hantée par le souvenir de son pays qui ne peut plus subsister qu’à travers les histoires. L’auteur rend ici hommage à cette nostalgie, en imprimant le voyage oublié de Michel-Ange dans la mémoire de la littérature. Et qui osera prétendre que cela n’a pas pu se passer ainsi ?

jeudi 31 janvier 2013

Outremonde, suite et fin


Il m’aura fallu une grippe et quelques jours de vacances pour venir à bout d’Outremonde. C’est toujours ainsi quand je m’attaque à des monuments littéraires : je démarre sur un rythme soutenu et régulier pour caler à la moitié du roman ; suivent quelques semaines pendant lesquelles je lis un chapitre par ci, par là, intercalant d’autres livres, BD ou revues, angoissé aussi bien qu’agacé par l’ampleur de la tâche ; enfin, dans un marathon presque inconscient, je dévore le dernier tiers en quelques jours, remis en selle par je ne sais quel déclic – peut-être celui de vouloir en finir. Et ce mécanisme est totalement indépendant de la qualité du roman en question.

Tout cela pour dire que j’ai enfin fini Outremonde, de Don DeLillo, et que mon opinion est à ce jour mitigée. Mis à part quelques passages un peu longs dans la seconde moitié, je ne me suis jamais ennuyé. J’aurais même pu continuer à lire des milliers de pages du même tonneau sans lassitude, porté par un récit qui se régénère en permanence en mêlant d’innombrables lignes narratives qui se font écho, dans le temps et l’espace. C’est à la fois la grande qualité et le grand défaut, selon moi, de ce roman : fascinant à chaque instant, je n’en ai pas vu la finalité globale. Saturé de micro-liens entre les personnages, je n’ai pas saisi le grand tout, la vision macroscopique qui aurait donné à l’ensemble une cohérence. Je pense qu’elle existe cependant, je suis juste passé à côté. Il y a bien sûr la bombe, qui traverse les époques des années 50 à nos jours avec la même force souterraine, la même menace aux effets insidieux, aussi bien physiques que psychologiques. Il y a aussi les ordures, masse de plus en plus incontrôlable, produit de notre civilisation de désir et de consommation effrénée. Mais comment les relier à Klara et à son été sur les toits de New York ? A son mari Albert, 30 ans plus tôt, et son apprenti aux échecs ? Pourquoi n’avoir pas insisté sur la figure de J. Edgar Hoover, qui nous offre les pages les plus passionnantes, mais aussi les moins nombreuses ? Et sœur Edgar ? N’était-ce juste qu’une radiographie (nucléaire) d’une société bâtie sur le peur et la misère, cet underworld du titre original ? Serait-ce le sens de la description du film (apocryphe ?) Unterwelt, d’Eisenstein, placée au centre du roman ?

Je ne sais pas, et j’avoue ne pas vraiment avoir envie de chercher. Il me faudra laisser passer un peu de temps, en discuter avec d’autres lecteurs, car je n’ai pas les clés pour comprendre pleinement ce roman, qui propose pourtant de splendides passages – notamment le prologue. En tout cas, je n’en parlerai probablement pas à la Salle 101, car je ne saurais pas trop quoi en dire…

Restent quelques coïncidences amusantes. En filigrane de ma lecture d’Outremonde, j’ai lu le premier numéro de la revue Believer, dont j’ai déjà parlé, puisqu’on pouvait y voir une interview de DeLillo. Plus loin, je suis tombé sur un article sur les abris antiatomiques et leurs paradoxes (très intéressant au demeurant), alors même que le roman de DeLillo abordait ce thème. Enfin, la page 666 du livre décrit avec force détails les effets de l’explosion d’une bombe atomique sur l’avion qui l’a larguée – une certaine vision de l’enfer. Ah, les hasards de la mise en page…

mercredi 23 janvier 2013

Avec circonspection


Il doit y avoir environ 350 livres qui attendent sagement dans mes bibliothèques que je veuille bien les ouvrir. Je n’y peux rien : je lis lentement et j’achète beaucoup. Je me suis souvent fait la promesse d’arrêter d’acquérir des livres plus vite que je ne les lis, pour aussi souvent laisser tomber cette belle résolution. La faute à des libraires sadiques qui nous attirent dans leurs antres sous des prétextes fallacieux (dédicaces, rencontres, discussions ou pire, bière et apéro) et qui nous mettent sous le nez des ouvrages que l’on ne peut ignorer.

À quoi cela sert-il d’acheter des livres qu’on ne lira probablement jamais ? Déjà, j’ai pour le moment la chance de pouvoir me les payer. Cela ne durera peut-être pas, et alors j’aurai de quoi tenir pour les périodes difficiles. Mais surtout, et puisque je parlais de promesse : les livres en sont pleins. Qu’elles soient contenues dans le titre, le quatrième de couverture, des passages lus au hasard ou encore l’apologie d’un lecteur enthousiaste, elles esquissent des mondes, des personnages, des histoires, une écriture, qui nous charment inconsciemment, nous intriguent. Le mystère qui entoure ces œuvres à découvrir me procure un plaisir qui égale parfois celui de la lecture. « Allez-vous-en, il existe d’autres mondes que ceux-ci ! », dit Jake au Pistolero dans La Tour sombre. Les livres me font un peu cet effet. Cela ne change pas la vie mais rassure un peu dans les moments difficiles.

Dès lors, quand je choisis un livre à entamer, je recherche celui dont le mystère a agi suffisamment longtemps sur mon inconscient, comme un fruit qui aurait convenablement mûri. Je lui tourne autour avec circonspection, en me demandant si c’est le bon moment, si l’univers qu’il paraît proposer est en adéquation avec mon humeur. J’en sors quelques autres, je compare, je pèse le pour et le contre, et je me décide. Le plus souvent, le choix est bon, l’harmonie s’installe immédiatement. Parfois, il y a des déceptions, ou plutôt des erreurs de jugement. Cela m’est arrivé récemment avec L’Univers, d’Hubert Haddad. Je suis au final content de l’avoir lu, mais il ne correspondait pas à ce à quoi je m’attendais. J’aurais dû le lire plus tôt, j’avais eu le temps de m’en faire une idée erronée.

Avec circonspection. C’est amusant, car il y a deux semaines, je n’aurais pas utilisé cette expression. Disons que je n’en connaissais pas le sens véritable, ou plutôt j’en avais une vague idée mais ne savais pas vraiment à quelle occasion la sortir. Il y a parfois des mots, comme ça, qu’on a la flemme de chercher dans le dictionnaire, dont on déduit le sens du contexte dans lequel on l’a lu ou entendu la première fois. Cela dit, cette compréhension « intuitive » fait partie intégrante du processus d’apprentissage de la langue et contribue, selon moi, à son enrichissement. Les mots ne pourront jamais décrire précisément un objet, une idée, dès lors pourquoi ne pas admettre l’interprétation, de subtils décalages sémantiques qui peuvent donner de jolis résultats ? (Je n’ai rien en tête mais j’imagine que les poètes, et globalement les écrivains, font cela très bien.)

Mais je m’égare. Je suis retombé sur cette expression dans Outremonde, de DeLillo. Et là pour le coup j’ai sorti mon dictionnaire, parce que je n’avais pas envie de passer à côté de quelque chose. Circonspection : « Prudence, réserve en actes et en paroles »(1). C’est simple en fait. Et j’aurais dû m’en douter, avec mes cinq ans de latin ! Je me donne parfois l’impression d’être intellectuellement fainéant(2). Ou de ressembler à Perceval dans Kaamelott


Cela dit j’aime bien chercher des mots dans le dictionnaire. Une fois la définition lue, l’œil s’égare sur la page et tombe sur des mots totalement inconnus. Je ne les retiens pas forcément mais j’ai l’impression d’être un peu moins bête(3). Et puis des fois on tombe sur des trucs étranges. Par exemple, la contingence côtoie sur la même page la contraception. Allez essayer de comprendre un concept philosophique (dont un vague souvenir vous fait regretter de ne pas avoir mieux écouté en cours de terminale) et de le situer dans le contexte du livre que vous êtes en train de lire (en l’occurrence Marelle, de Julio Cortazar), quand on vous met sous les yeux le système reproducteur féminin pris d’assaut par un stérilet ou un pénis encapuchonné de caoutchouc ! Bon, je n’irai pas jusqu’à mettre mon incapacité à comprendre ce concept sur le dos du hasard de la mise en page du Petit Larousse, mais quand même…


À propos de Marelle, j’en reparlerai un peu plus dans un prochain billet. Je dis ça juste parce que je ne sais pas comment conclure celui-ci…


(1) In Le Petit Larousse Illustré, édition 2005
(2) Je t’entends, toi, au fond, dire « ce n’est pas qu’une impression » !
(3) Ok, là, ce n’est qu’une impression…

mercredi 16 janvier 2013

Dans une poignée de poussière

Je ne suis pas mystique ni paranoïaque (et pourtant Dieu sait s’Ils m’en veulent), mais j’ai parfois l’impression que l’Univers entier se démène pour m’envoyer des messages. Et il prend son temps. Il y a environ vingt ans, je lisais pour la première fois Le Pistolero, premier tome de La Tour Sombre, de Stephen King. En exergue, on peut y lire la phrase suivante, tirée du poème La Terre vaine, de T. S. Eliot : « Je te montrerai ton effroi dans une poignée de poussière ». Cette phrase et l’image qu’elle véhicule ont eu un impact très fort sur moi à l’époque, et continuent de m’évoquer des mondes épouvantés et désertiques encore aujourd’hui. Pourtant, je n’avais jamais, jusqu’à il y a quelques mois, pensé à lire l’œuvre dont elle est extraite, peut-être par crainte que, recontextualisée, elle perde de sa force émotionnelle.


C’est en écoutant Mélanie Fazi en parler lors d’une rencontre à la librairie Charybde (en juillet 2012, je crois) que j’ai accepté de considérer que La Terre vaine était autre chose qu’une simple citation. À travers cette intervention, l’Univers me faisait comprendre qu’il était temps de m’y coller sérieusement, après ce premier appel du pied d’il y a vingt ans – et répété avec toujours plus d’insistance à chaque lecture du Pistolero, quatre fois au total, sans compter les quatre fois du tome 3 de La Tour Sombre dont le titre d’un chapitre est inspiré de cette même citation. J’ai donc acheté le livre et l’ai rangé dans ma bibliothèque en me promettant de l’en ressortir quelques semaines plus tard. Évidemment, je l’ai oublié.

Mais l’Univers est tenace. L’Univers n’aime pas qu’on l’ignore, fût-ce involontairement. Est-ce l’Univers qui, subrepticement, minutieusement, m’a plongé dans un état d’esprit tel que j’ai eu besoin de lire quelque chose de drôle, de déjanté ? Dans quelle mesure est-il intervenu quand mon choix s’est porté sur Tous à Estrevin !, de Lafferty ? En tout cas il est certain qu’il savait, l’Univers. Il savait qu’Epikt, la machine ktistèque du livre, évoquait cette poignée de poussière pleine d’effroi. Il savait que j’allais tomber dessus.

Alors oui, Univers, tu as gagné, je vais lire La Terre vaine. Promis. Enfin, après que j’aurai fini Outremonde. Et peut-être qu’avant je vais lire Le Diable est au piano, de Léo Henry, parce que quand même, c’est Léo Henry. Ah, et puis il y a Les Soldats de la mer, aussi, des Rémy. Tu ne voudrais pas m’empêcher de lire Les Soldats de la mer, n’est-ce pas ? Mais bon, je sais que tu me rappelleras à l’ordre quand tu auras jugé que j’ai trop tardé – à nouveau. Peut-être qu’alors tu me la feras mordre, la poussière, pour être resté si longtemps sourd à ton appel.

mercredi 9 janvier 2013

Haut dix (BD)


Après le top 10 des livres, voici celui des BD (1) !
 
Les Amateurs, de Brecht Evens (Actes Sud)
L’Art invisible, de Scott McCloud (Delcourt)
Les Aventures d’un homme de bureau japonais, de José Domingo (Bang ediciones)
Crimechien / Hors-zone, de Blexbolex (Cornélius)
Lorna, de Brüno (Treize étrange)
Maus, d’Art Spiegelman (Flammarion)
Snoopy et les Peanuts, l’intégrale, tomes 1 à 12, de Charles Schultz (Dargaud)
Socialiste holocauste tome 1, de Pipocolor (Marwanny Comics)
Super Negra, de Winshluss (Les Requins marteaux)
Vanille ou chocolat ?, de Jason Shiga (Cambourakis)

J’ai découvert Brecht Evens avec Les Noceurs, paru également chez Actes Sud. Epaté avant tout par le graphisme, je me suis laissé séduire par ce récit intimiste (mais pas chiant) au sein de la communauté des fêtards. Evens réitère avec Les Amateurs, qui voit un artiste professionnel s’investir dans une biennale dans la campagne profonde.

Parler de BD sous forme de BD et rendre ça non seulement intelligible, mais instructif : pari réussi pour Scott McCloud, qui n’a certes pas tout inventé, mais qui sait communiquer avec clarté. Un essai indispensable pour qui veut comprendre les mécanismes du neuvième art.
Les Aventures d’un homme de bureau japonais est une BD sans parole, qui avance comme un tapis roulant, sans que l’on puisse s’arrêter. C’est drôle, bourré de détails inventifs, il y a des fantômes, des mutants et tout un tas de personnages farfelus.
Diptyque au graphisme décalé et au propos non moins bizarre, Crimechien / Hors-zone est un OVNI qui oscille entre science-fiction et labyrinthe psychologique.
Depuis Biotope, j’adore le trait de Brüno et suis prêt à le suivre n’importe où. Même dans un hommage assumé aux pulps en tous genres, qui mêle pornographie, extraterrestres, monstres mutants, j’en passe et des meilleures. Plus de précisions ici.
Maus, c’est LE classique de la BD qu’il faut avoir lu. Ou comment retranscrire toute l’horreur de la Shoa sans effusions de larmes (c’est pas TF1, ici !).
Alice Abdaloff a admirablement bien parlé de l’intégrale de Snoopy et les Peanuts, donc je n’en dirai pas beaucoup plus. Ah si, que mon libraire m’a forcé à l’acheter et à le lire. Le problème, c’est que j’aime ça.
J’avais découvert Pipocolor dans une nouvelle au sein du recueil Dieu(x) et idoles paru chez La Boîte à bulles. J’avais adoré son inventivité dans le graphisme et la narration. Dans un tout autre genre, Socialiste holocauste confirme que cet homme est fou. Roman-photo déjanté sur une invasion de zombies au parti socialiste, on y voit une partouze géante entre nos hommes et femmes politiques préférés. Rien que pour ça, ça vaut le coup !

Winshluss est un génie. Qui n’a pas lu son Pinocchio est sommé de le faire sur le champ. Peut-être un ton en-dessous, Super Negra (que Raoul Abdaloff défend avec le brio qu'on lui connaît) n’en est pas moins un régal de méchanceté, avec des Mickey et Dingo dégénérés.
Enfin, on a parlé de fous et de génies. Jason Shiga a l’avantage de posséder ces deux qualités. Vanille ou chocolat ? est une BD multiforme, qui joue avec les voyages dans le temps aussi bien sur le fond que sur la forme.


(1) Pour donner le contexte : j'ai lu 50 BD l'année dernière.

samedi 5 janvier 2013

Coitus interruptus

En général, quand je commence un livre, je ne lis que lui, jusqu’au bout, même quand il m’intéresse peu. À la rigueur, il peut m’arriver de lire en même temps une BD ou une revue, intercalant les articles entre les chapitres du roman, quand je n’ai pas la concentration nécessaire pour me plonger dans une intrigue complexe à un rythme soutenu. Mais il est rare que j’interrompe la lecture d’un roman pour en lire un autre. Cela m’était arrivé avec Les Instructions, que j’avais dû laisser reposer quelques jours en m’aérant l’esprit avec quelque chose de plus léger. Cela ne l’a pas empêché de devenir mon livre favori. Je m’apprête à faire de même avec Outremonde, à un peu moins de la moitié. Non pas qu’il me lasse, mais sa lecture est dense, chaque phrase ou presque porte un sens caché, et l’ambiance n’est pas franchement à la rigolade. Et on va dire qu’en ce moment, j’ai besoin d’un peu de légèreté, ou en tout cas d’un truc un peu délirant (1).


Je ne sais pas pourquoi mais il y a quelques jours, le nom de Lafferty m’est revenu à l’esprit. J’avais adoré Les Quatrièmes demeures, réédité en 2010 par les éditions Zanzibar et que j’ai chroniqué ici. Malheureusement, Zanzibar a dû mettre la clé sous la porte et stopper son programme de réédition de Lafferty, mais on trouve encore quelques uns de ses romans d’occasion. En particulier, mon cousin Aloysius Abdaloff m’a conseillé Tous à Estrevin !, que mon dealer de SF possédait dans son échoppe. Cela fait donc deux bonnes années que ce roman attend dans ma bibliothèque. Je trouve que c’est une bonne occasion de l’en sortir.


Je ne m’attends pas à ce qu’il soit drôle (2), encore moins léger. Les Quatrièmes demeures, sous des dehors décontractés, est cruel et sauvage (3). Mais Lafferty possède cette pointe de folie dont je crois avoir besoin à cet instant précis. Et puis Tous à Estrevin ! est court (250 pages en poche). Du coup, je l’aurai probablement fini pour la rentrée de la Salle 101, ce qui m’évitera de me faire fouetter par Raoul qui reviendra bronzé de son séjour de ski en Suisse. Car en plus, c’est de la SF, et ça fait un moment que je n’ai pas parlé de SF à la Salle 101. Certes, le livre est sorti il y a 40 ans et n’a pas été réédité depuis, mais Lafferty vaut bien les efforts d’une enquête chez les bouquinistes !

(1) Le même besoin qui, dans le même genre, m’a fait interrompre momentanément le visionnage de Tideland, de Terry Gilliam : ce film commençait à me faire flipper tout seul dans mon appart, comme un gamin. Je le finirai quand le soleil brillera.

(2) En fait, j’ai commencé est c’EST drôle ! 

(3) La première phrase est, à ce titre, exemplaire : « Je crois que je vais démembrer le monde de mes mains. »

mercredi 2 janvier 2013

Haut dix (livres)

Et oui, il n’y a pas de raison. Vous ne croyiez pas que j’allais échapper au réflexe pavlovien de la fin d’année qui pousse tout le monde, en commençant par les animateurs télé, à faire des listes, des tops et autres classements sans intérêt ? Bon, en l’occurrence, l’idée n’est pas tant d’établir un ordre que de mettre l’accent sur les livres(1) et BD qui m’ont marqué cette année. Ils seront donc classés par ordre alphabétique. Et bien sûr, vous trouverez aussi bien des nouveautés que des livres sortis il y a des décennies. Mais après tout, comme le dit l’un de mes libraires préférés, « une nouveauté, c’est un livre qu’on n’a pas lu »(2).

Abbés, de Pierre Michon (Verdier)
Anima, de Wajdi Mouawad (Leméac / Actes Sud)
L’Armée illuminée, de David Toscana (Zulma)
Atlas des continents brumeux, d’Ihsan Oktay Anar (Actes Sud)
Cinacittà, de Tommaso Pincio (Asphalte)
Elliot du néant, de David Calvo (La Volte)
Fan Man, de William Kotzwinkle (Cambourakis)
Ni ce qu’ils espèrent ni ce qu’ils croient, d’Elie Treese (Allia)
Le Prophète et le vizir, d’Ada et Yves Rémy (Dystopia Workshop)
La Tour sombre tome 7, de Stephen King (J’ai Lu)

Quelques commentaires sur cette liste.

Une année sans Pierre Michon n’est pas une bonne année. Un style somptueux au service de l’histoire, qui magnifie les gens, les sentiments, le monde. Chaque fois que j’y replonge, je suis épaté par tant de talent, qui a le bon goût de ne pas jouer les m’as-tu vu. Pierre Michon, c’est la classe absolue.

Anima, c’est un livre sauvage, mordant, narré par des animaux – oui. Entre polar et quête identitaire, Wajdi Mouawad livre un roman puissant et beau. J’en parle plus longuement ici.

Une année sans Zulma n’est pas une bonne année non plus. Le dernier opus de David Toscana confirme tout le bien que l’on pense de lui depuis El ultimo lector. Pour en savoir plus, c’est ici.

Atlas des continents brumeux me fut conseillé par ma libraire charybdéenne, et ce fut un excellent conseil. Encore une fois, plutôt que me répéter, je vous renvoie à ma chronique pour la Salle 101.

Cela faisait un moment que Cinacittà attendait dans ma bibliothèque, avec une jolie dédicace de l’auteur rencontré lors d’une édition des Dystopiales. On m’en avait dit le plus grand bien, et je n’ai pas été déçu. C’est drôle, ironique, parfois méchant, et ça parle de Chinois qui investissent une Rome écrasée par la canicule.

Avant d’entamer Elliot du néant, j’ai lu deux recueils de David Calvo : Acide organique et Nid de coucou. Tous deux, d’égale qualité, mériteraient de figurer dans ce top. Notamment, Iceblink Blunk, dans Nid de coucou, relate une enquête au sein de la communauté des bonhommes de neige : c’est tendre, c’est beau, c’est du Calvo. Et puis on y rencontre la jabule… Mais finalement c’est Elliot du néant que je mets ici, car c’est le plus récent, le plus marquant, d’une incroyable richesse malgré son sujet – le néant, donc. À lire absolument.

Fan Man figurait dans la sélection des éditrices d’Asphalte comme libraires du mois d’octobre chez Charybde, ce qui confirme leur bon goût. Complètement barré, Fan Man est un trip halluciné au pays des ventilateurs de poche. Trop génial, mec !

Allia publie de petits livres tout mignons qui se lisent en quelques heures à peine. Le plus souvent, ce sont des documents, des articles, des essais. Mais il y a aussi de la fiction, comme ce premier court roman d’Elie Treese, auteur inconnu qui, espérons-le, ne le restera pas longtemps. Le propos de Ni ce qu’ils espèrent ni ce qu’ils croient n’est pas particulièrement original, mais sa narration spontanée et son ambiance quasi mythologique font de ce texte une excellente surprise.

Après un début qui m’a laissé plutôt sceptique, Le Prophète et le vizir dévoile toute son ingéniosité, nous faisant voyager dans l’espace et le temps, avec un style élégant et moderne.

Enfin, La Tour sombre. J’ai commencé ce cycle il y a presque vingt ans. Il me restait ce dernier tome à lire mais, comme j’ai une passoire dans la tête, j’ai dû relire les précédents tomes pour me remettre dans le bain. Il en a résulté plusieurs mois d’immersion totale dans ce qui restera, je pense, le cycle le plus ambitieux, le plus fantastique qu’il m’aura été donné de lire. Ce dernier tome ne déçoit pas, et conclut la saga de très belle manière.


(1) Je précise que j'en ai lu 52 l'année dernière, histoire de relativiser la chose.

(2) Il faudra un jour que l’on m’explique l’intérêt de la « rentrée littéraire » qui inonde les librairies de tonnes de livres en quelques jours, provoquant une cohue aussi bien matérielle que médiatique qui dessert le livre plus qu’elle ne le sert, à mon avis. Mais bon.